© Canalsup - Université de Limoges - 2018
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© Canalsup - Université de Limoges - 2018
Les innovations paysannes ; quels rapports à la technique ?
Les agricultures paysannes ne remettent pas en cause le progrès technique tant qu’il est corrélé à la vie sociale, culturelle, au milieu de vie. Elles refusent en revanche un progrès fondé sur une « efficacité » technique autocentrée, en quête de toujours plus de puissance pour dominer le vivant. La visée éthique des innovations paysannes ne se fonde donc plus sur la progression technique intrinsèque, pas plus que sur la régression mais sur un design technique ad hoc, entièrement conçu pour et par l’ajustement avec le milieu comme ces équipements spécifiques de débardage à cheval conçus pour les lieux escarpés qui permettent de couper de façon ajustée contrairement aux « coupes rases », méthode d’arrachage sans discernement. Tous les outils techniques paysans sont ainsi des condensés de mémoire collective, - on recycle, on réutilise, on imite des gestes - mais aussi de créativité, d’ingéniosité pour faire évoluer les outils et machines en fonction des aspirations présentes.
La « nature », telle qu’elle est appréhendée en permaculture et agricultures paysannes n’est donc pas une nature fonctionnelle, réduite à des supports et données mais une « nature » ancrée dans la concrétude d’un lieu, d’un sol, située localement en tant que « petit bout » de la Terre. La technique est alors pensée en termes d’économie de moyens, de ressources, pour donner la possibilité au maximum de monde de produire son alimentation localement. Une telle visée éthique s’accompagne d’une praxis : innover non pas en faisant table rase des gestes d’avant mais en les renouvelant, les améliorant au vu des nouvelles connaissances en agronomie, biologie mais aussi en sciences humaines.
Ainsi, en agroforesterie, entre autres, on replante des haies et des arbres parce que l’on comprend combien et comment la synergie entre les plantes cultivées, la faune, la flore des haies peut être efficiente sur la productivité, le bien-être animal tout autant qu’humain. En agriculture « naturelle », on utilise de la paille ou des plantes pour couvrir le sol et favoriser la réintroduction de micro-organismes ; les lombrics travaillent le sol, la protection végétale évite le dessèchement. Cette forme d’agriculture paysanne, inventée par Masanobu Fukuoka, microbiologiste et agriculteur japonais, permet de ne plus labourer le sol, elle évite la nécessité d’avoir recours à des équipements « lourds » qui compactent les sols.
Ces gestes éthiques, gestes pratiques sont en écho avec des esthésies à savoir des sensibilités culturelles mettant en tension complémentaire nature et culture, la nature étant entendue comme dynamique vivante, milieu biologique et existentiel, la culture comme organisations et productions sociales que les êtres humains fondent et font évoluer en fonction de leurs rapports perceptifs, existentiels à la Terre.
Les jardiniers du jardin planétaire
« Nous sommes tous des jardiniers du jardin planétaire ; on pourrait regarder la terre comme un jardin. Et en effet on le peut à travers trois raisons ; le brassage planétaire, la couverture anthropique et puis la finitude spatiale, le jardin étant un enclos. Peu de gens ont ces notions-là. Quand on dit « jardin planétaire », on dit immédiatement que tous les passagers de la terre sont des jardiniers puisque ils habitent le jardin. Ils ont une intervention qu'ils le veuillent ou non. Le fait même de respirer suffit à dire qu’en tant qu'être vivant vous intervenez. Et tous les êtres vivants ont ce rôle-là … Et les plantes et les animaux fonctionnent aussi comme nous dans le jardin planétaire mais ils n'ont pas la conscience a priori, telle que nous pouvons l’avoir, nous. Ils ont beaucoup d'autres façons de vivre. Ils n'ont peut-être pas besoin de la conscience telle que la nôtre. Nous, nous avons une conscience qui nous permet de spéculer sur le futur, de choisir de nous orienter comme ci ou comme ça parce que tel geste aura telle répercussion. Chez les plantes et les animaux, ce genre de décisions résulte souvent d'une expérience longue et à ce propos, nous pouvons essayer de comprendre et agir. Tous les passagers de la terre sont des jardiniers ».
Gilles Clément dans Nicole PIGNIER, Le Design et le Vivant. Cultures, agricultures et milieux paysagers. Edts Connaissances et Savoirs, 2017.
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